Cœurs de Rouille, Justine Niogret

Coeurs-de-rouillePour le qualifier en peu de mots, on pourrait dire de Cœurs de Rouille qu’il s’agit d’un roman d’aventure steampunk, où l’on suit la quête d’un jeune homme et d’une automate de porcelaine, traqués par un golem corrompu, qui  s’efforcent de s’enfuir d’une étouffante cité mécanique. La morale apparente de l’histoire, plutôt classique mais plus que jamais en résonance avec notre époque, a quelque chose de rousseauiste : la société humaine (et ses artefacts), c’est l’enfer ; pour se libérer, il faut oser renouer avec la nature.

L’une des grandes qualités du livre, c’est l’atmosphère d’inquiétante étrangeté dans laquelle il baigne. Beaucoup de lectrices et de lecteurs semblent avoir été perturbés par cet aspect de flou bizarre, parfois à la lisière de l’absurde, qui nimbe l’ensemble, peut-être parce que celui-ci n’est jamais clairement expliqué, mais je crois qu’on gagne en compréhension si l’on s’avise que le roman, dans ses choix narratifs aussi bien que stylistiques, a beaucoup de traits en commun avec le fonctionnement des rêves.

Argumentons (en vrac). Le sentiment qui prédomine, c’est celui de la claustration. On étouffe dans cette cité obscure, anxiogène, où le moindre détour peut cacher un piège. Parfois, inopinément, sans raison apparente, comme lorsque l’on dort, le sol se dérobe sous les pieds. Souvent l’histoire avance par des chutes. La chute finale, à cet égard particulièrement vertigineuse, ne nous rappelle-t-elle pas une de ces sensations typiques du rêve ? Dans le roman, comme dans les songes, les sens nous trompent, on s’y perd ; le style, qui sait être efficace, évite paradoxalement d’être précis, si bien qu’on peine toujours à se représenter les endroits dans lesquels on se trouve. Les dialogues ne cherchent pas particulièrement la vraisemblance : les protagonistes s’expriment comme des gens sous hypnose, ou comme des somnambules, évoquant leurs souvenirs comme s’ils jaillissaient par-delà le voile de leur inconscient. Que dire encore de l’ouverture du premier chapitre, où Saxe, le jeune homme, se réveille dans un lit et a l’impression de ne pas pouvoir bouger, et pour cause, une créature est assise sur lui (ce sera Dresde, l’automate qui l’accompagnera dans son périple) ; n’y a-t-il pas là comme une référence aux symptômes de la paralysie du sommeil qui ont déjà inspiré tant d’artistes, notamment dans le domaine du fantastique (les peintures y faisant référence étant souvent intitulées le Cauchemar) ? Même si l’on ne retournera jamais à la réalité, le dernier chapitre s’ouvre aussi sur une phase de réveil – le cauchemar s’éclaircit, se mue simple rêve. On pourrait encore évoquer le grouillement des insectes mécaniques comme manifestation d’angoisse, la présence de Pue-la-Viande, le golem qui a tout du monstre cauchemardesque, sans oublier la dimension fortement symbolique qui colore à peu près toutes les situations et qui appartient traditionnellement tout autant au domaine de la littérature qu’au royaume des rêves ; l’air de rien, ça commence à faire pas mal d’éléments convergents pour étayer une telle lecture. Et de là, les incohérences qui se glissent subrepticement dans l’histoire et qu’on peine à croire involontaires – pour n’en citer qu’une : Saxe, malgré son humanité, n’a apparemment jamais besoin de manger au cours de l’aventure –, s’expliquent à leur tour. Ainsi donc, le récit est un cauchemar dont les personnages (ou peut-être Saxe tout seul) tentent de se réveiller. Avec comme lointaines références Lewis Caroll et E.T.A. Hoffmann, Cœurs de Rouille doit se lire comme un voyage onirique.

On le disait, le roman fourmille d’éléments symboliques – on ne cherchera pas ici à se montrer exhaustif. Souvent les motifs nous paraissent assez familiers, notamment évoquant la mythologie biblique, mais s’articulent selon des dispositions originales. Actualisées, pourrait-on dire. À ce titre, la terrible cité mécanique au sein de laquelle évoluent les personnages, piège de rouille labyrinthique, n’est pas sans évoquer, dans sa structure comme dans sa décadence, la tour de Babel. La manière dont elle est brièvement décrite mérite qu’on s’y attarde : les hommes qui l’habitent, nous dit-on, construisent l’édifice étage par étage, condamnant les accès aux niveaux inférieurs à chaque fois qu’ils passent au palier suivant. On peut y voir une métaphore assez évidente de la condition humaine : chaque génération est bâtie sur celles qui la précèdent, qui n’ont laissé de leur passage guère plus que des vestiges inhabités dont on a fini plus ou moins par perdre le sens. Dans les temps plus anciens, c’est-à-dire dans les étages les plus bas, la vie paraissait plus brutale, contrastée, et ses golems nettement plus imposants ; dans les étages les plus élevés, au contraire, on nous invite à croire que la vie se fait plus civilisée. Toutefois, nous dit Saxe, le progrès a quelque chose d’illusoire, les inégalités n’ont pas cessé de se reproduire et la société, bien que semblant s’être policée, continue de se faire aliénation et violence. L’ascension de la construction n’est en rien une élévation (voilà pourquoi le personnage a, en premier lieu, pris la poudre d’escampette). Les deux héros cheminant toujours plus bas parmi les étages en vue de trouver la sortie (malgré les passages bloqués, ils parviennent à se faufiler), l’image de l’Enfer de Dante s’impose sans grande surprise. L’originalité de son traitement apparaîtra avec les révélations qui nous sont faites lors de la confrontation finale (et là, j’invite ceux qui ne souhaiteraient pas se faire divulgâcher l’histoire à se crever les yeux à titre préventif, ou bien, pour les plus douillets, à aller momentanément voir ailleurs si j’y suis, par exemple, par ici ; ou simplement à sauter le paragraphe). La cité, en fait, se trouve dans le ciel. C’est-à-dire à la place traditionnellement dévolue au divin. Ce que l’on comprend alors, c’est que la cité était un paradis – artificiel – qui s’est mué en enfer. Ça ne s’invente pas, l’un des derniers habitants des premiers étages encore animés est d’ailleurs une sorte de serpent attiré par les pierres d’âme des automates (les fruits qui leur confèrent leur conscience). Il faut le relever, la valeur symbolique de la Chute se retrouve inversée. Classiquement, et assez logiquement, le motif apparaît comme synonyme de déchéance (Lucifer, Adam et Eve chassés du berceau originel, etc.) ; ici, contre toute attente, il est synonyme de salut. Il faut savoir faire le grand saut pour retrouver le jardin d’Eden, le vrai, telle semble être la conclusion du récit…

Il y aurait sans doute encore beaucoup de choses à dire, commenter le nom des personnages, qui nous renvoie à une région allemande célèbre pour ses porcelaines, s’arrêter sur la scène saisissante de la baleine, parler de Pue-la-Viande qui constitue un ennemi plutôt réussi, par exemple, mais le but de ce billet n’était pas d’épuiser les pistes, juste d’essayer d’évoquer un petit peu la richesse du texte. Mordred serait, paraît-il, le meilleur roman de Justine Niogret à ce jour. Ne l’ayant lu, je ne me risquerais pas à l’affirmer. Mais en tout cas, je trouve que Cœurs de Rouille ne démérite pas. Peut-être ne faut-il pas s’arrêter à son étiquette young adult, qui paraît agir comme un papier tue-mouches auprès de certains et semble pousser quelques lecteurs à abandonner tout espoir dès l’entame, ce qui est une erreur. Cœurs de Rouille n’est pas d’un abord difficile pour peu qu’on accepte de s’y perdre, on peut le lire sans problème comme une sorte de récit de jeu vidéo assez sombre, un survival horror ou un metroidvania, par exemple – avec un boss de fin et même un pikachu caché –, mais c’est aussi un vrai livre, avec une profondeur et un cœur qui palpite, n’en doutez pas.

Cœurs de Rouille, Justine Niogret, coll. Pandore, Ed. Le Pré aux clercs, 272 pages.

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Le Quatuor d’Alexandrie, Lawrence Durrell

Le Quatuor d'AlexandriePour éprouver pleinement l’expérience du Quatuor, il faudrait sans doute ne connaître que le pitch du premier volume : un homme partagé entre deux femmes, l’amour dans l’entre-deux-guerres sous le soleil maudit d’Alexandrie ; puis se laisser surprendre par la suite, mais on y vient généralement parce qu’on a eu vent du propos dans son ensemble : chaque partie, comme par un progressif effet de traveling arrière révélant un tableau plus vaste, vient contredire, sinon modifier la perception des faits tels que narrés dans les précédentes. L’histoire de la passion adultère, somme toute banale malgré les orfèvreries du style, n’est qu’un trompe-l’œil. Et sa rectification aussi. Et la rectification de sa rectification… Et il pourrait y en avoir d’autres, nous affirme Durrell dans la préface, car son ouvrage se veut être « un continuum de mots » : le Quatuor est un gastéropode avec une coquille en pelures d’oignon.

Réflexion sur la perception du monde et la subjectivité qui se croit objective. La découverte progressive que le langage est polyphonique. Le narrateur étant la voix par laquelle on a connaissance de l’histoire, on a naturellement tendance à lui accorder notre confiance. Celui du Quatuor assoit son autorité grâce à l’amplitude de son style (même si en épigone proustien, il n’évite pas toujours un certain maniérisme flirtant avec le kitsch). À partir du deuxième volume, il perd de sa stature : il laisse la parole aux autres, il avoue que ses analyses étaient erronées. On y apprend (enfin) son nom, une manière de l’instituer personnage, et non plus entité supérieure qui se veut la mesure de toute chose. On s’aperçoit, par le témoignage d’autres protagonistes, qu’il est plutôt considéré avec pitié, comme une espèce de looser sentimental que les femmes mènent en bateau. Pursewarden, l’insolent écrivain qui lui sert d’antagoniste, autrement plus fascinant, le surnomme même « Frère Baudet ». Toutefois, il aura sa revanche en organisant les voix qui viennent le contredire, et en se révélant, à la fin, comme Marcel, l’auteur du Quatuor.

Durrell n’insiste pas pour rien sur les miroirs, les reflets et les regards (ah, cette curieuse épidémie de borgnes dans le quatrième volume…). Tout n’est qu’affaire de perspective. Parmi la multitude de personnages, les bouffons peuvent être vus comme des êtres plein de noblesse, et les nobles apparaître comme des bouffons (peut-être faudrait-il ici évoquer Nabokov, qui publie à peu près à la même époque son célèbre Lolita, et qui a, lui-même, à sa façon, exploré le sujet de fond en comble). Tragédie et comédie s’interpénètrent dans l’absurde petit théâtre des existences. Les histoires d’amour tiennent autant de la littérature la plus douloureusement sublime que du soap opera pour ménagères de moins de quatre-vingt-dix-huit ans.

Le Quatuor, dont on ne saurait épuiser la richesse en quatre petits paragraphes, c’est aussi un roman d’espionnage, un roman psychologique, un roman historique, un gros bonbon poétique et un pavé pour se muscler les biceps, et c’est cette somme qui en fait tout le sel. Récit non linéaire qui sème à tous vents le vrai, le faux et ce qui est cru, vers le futur et le passé, et met en scène ses propres rectifications. Alexandrie, la cité, y tient à la fois le rôle de la présence ambigüe, de l’atmosphère exotique et du sortilège illusoire : créature chimérique. Le Quatuor, c’est peut-être bien à la fois « un livre qui rêve » et une blague de proportion symphonique. Vous avez dit paradoxe quantique ?

Le Quatuor d’Alexandrie (qui comprend Justine, Balthazar, Mountolive et Cléa), Lawrence Durrell, Ed. Buchet/Chastel, 1455 pages.

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Pizza Roadtrip, Cha & Eldiablo

pizza-roadtrip-cha-eldiabloParfois, de grosses galères nous tombent sur le coin de la figure sans crier gare. Des trucs autrement plus salés que la note du pizzaïolo ou que le dentier de Tatie Jeannine. Plutôt du genre qu’il faut enrouler dans un tapis et aller enterrer dans un coin paumé à cinq cent bornes de notre lieu de résidence… Tel est le propos de cette astucieuse bande dessinée, où l’on suit le roadtrip « particulier » d’un couple et de leur pote, quelque part entre les films de Dupontel et ceux des frères Cohen.

Le dessin cartoonesque de Cha, simple mais non dépourvu de subtilités (expressions faciales, choix du cadrage), ainsi que le découpage narratif, qui fonctionne par aller-retours entre présent et passé, rend l’ensemble extrêmement fluide et accrocheur. Noir et blanc, avec une touche d’orange (ou de rouge) pour le présent, palette plus variée pour les passages rétrospectifs, on alterne les scènes sans se perdre. Les dialogues signés Eldiablo font mouche, déglingués et non sans une dose d’humour. Les flash-backs nous montrent que l’histoire est peut-être un peu plus complexe que ce que l’on pouvait croire à l’initial et ménagent le suspense. L’amitié, parfois, ça pue un peu du cul.

Une bande dessinée très dynamique dont on oublierait presque qu’il s’agit de cases fixes. En fait, un petit bijou de roman (graphique) noir parfaitement ciselé et ce, jusqu’à la case finale. On reprendra bien une part de pizza!

Pizza Roadtrip, Cha et Eldiablio, coll. Hostile Holster, Ed. Ankama, 80 pages.

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Je ne Suis pas Mort, Arsène Prisca

je-ne-suis-pas-mort-arsène-priscaArsène Prisca est l’un des hétéronymes du poète Guillaume Dossmann (Hubert Stern en est un autre). Ici, ce sont vingt poèmes qui clament, chacun d’une façon différente, « je ne suis pas mort ! » La conscience d’être en vie s’appréhende parfois à l’approche de la mort ou bien à l’occasion de moments intenses. A moins que ça ne soit le cri qu’il faut pousser de temps à autre pour rappeler aux autres que l’on existe.

Dossmann multiplie les angles d’attaque et par là rend son recueil intéressant. Il y a la bête agonisante qui va bientôt rejoindre la nécromasse de la forêt et celle qui, à force de dégénérescence génétique, a fini domestiquée, forme de mort piteuse. Il y a les ouvriers de nuit, sortes de chevaliers dont on a oublié l’existence, et l’homme du monde qui redoute de croiser son biographe. Le mec pied au plancher sur l’autoroute et celui qui prend la mer : born to be wild. Celui qui vient d’avoir un enfant, celui qui part en guerre et celui qu’on croyait mort et qui revient. Différentes manières de s’approprier, de redécouvrir ou de défendre sa propre conscience de vivre.

Un pion d’échecs très humain se sait condamné, insulte son adversaire comme le ferait l’honnête fantassin avant de se sacrifier ; de l’autre côté, César brave les ordres donnés et entreprend la conquête de Rome. L’un des poèmes les plus forts, c’est encore celui qui, à mots voilés, raconte le destin tragique d’une femme qui se retrouve brûlée vive pour avoir commis un adultère. C’est une écriture engagée, qui frappe plutôt à senestre. Une écriture de volté, pour reprendre un terme d’Alain Damasio. Plutôt que de se laisser exister mollement, autant vivre comme pour un baroud d’honneur. Il y a de quoi se nourrir ici, pour peu qu’on presse un peu la pulpe du recueil.

Je ne Suis pas Mort, Arsène Prisca, Ed. Hybris, 32 pages.

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Challenge l’Île aux Livres.
L’avis de Dawn.
L’avis des Sorcières qui lisent.

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Aux Armes de Cardiff, Louis Brauquier

aux-armes-de-cardiff-louis-brauquierPremier quart du XXe siècle, le port de Marseille. Une prostituée enceinte cherche parmi les matelots de passage le père de son futur enfant. Un vieux matelot écossais qui commence à rêver de se poser débarque… S’ensuit un ballet bien connu des théâtres et de la vie réelle… Roman court ou novella, Aux Armes de Cardiff est le seul récit que Louis Brauquier, par ailleurs important poète maritime, nous ait laissé. Ecrit en 1926, il n’est paru qu’en 2000 aux Editions de la Table Ronde.

L’écriture est simple, épurée jusqu’à l’os, quoique précise et par là suffisante pour rendre vivante la mythologie bien connue des ports, la valse des matelots et des filles de joie, et plus généralement le tumulte de Marseille. On n’est pas sans songer à un autre écrivain de mer, Edouard Peisson et en particulier à son roman Hans le Marin, paru très peu de temps après (1929), dont l’histoire, assez proche, nous raconte aussi un jeu de manigances. Le récit de Brauquier demeure toutefois plus tendre, teinté d’un humour doux-amer. La littérature maritime forme un microcosme à elle seule, on aurait tout aussi bien pu évoquer l’immense Quart de Nikos Kavvadias ou bien encore les Marins Perdus de Jean-Claude Izzo qui, on le sait, admirait Brauquier.

Un roman aux senteurs portuaires, qui, forcément, nous donne envie de retourner aux poèmes de l’auteur:
« (…) Il languit, vers la mer, des femmes de sa rade,
Des couples qu’enlace l’espoir
Et des soleils couchants au large des Cyclades,
Le matelot qui chante dans le soir. (…) »

Aux Armes de Cardiff, Louis Brauquier, Ed. de la Table Ronde, 115 pages.

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Lecture effectuée dans le cadre du club l’Ile aux Livres et du Festival Littérature, Trip, Etc. sur le thème du voyage.

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Chien du Heaume, Justine Niogret

chien-du-heaume-justine-niogretEpoque médiévale. On ne sait pas trop où. L’indétermination participe à l’ambiance particulière du récit. Une jeune femme guerrière, laide et grassouillette, qui sait l’art délicat de pourfendre, d’éventrer et de décapiter ses ennemis, est en quête de son vrai nom. L’histoire se déroule sur dix ans.  L’étiquette fantasy est un peu abusive, c’est un roman (vaguement) historique, mâtiné de fantastique.

Un côté réaliste, qui ne tait pas la rudesse de l’époque ; on bouffe, on pue ; l’espérance de vie est faible, la violence, larvée ou non, et la peur sont omniprésentes ; un désespoir de temps obscur. Un côté merveilleux, qui ressuscite un peu les ambiances étranges qu’on trouve chez Chrétiens de Troyes ; une sorcellerie maligne est à l’oeuvre ; les paysages sauvages et hostiles ont le charme des enchantements empoisonnés. Sans cesse, on oscille entre les deux mondes.

S’il y a des scènes de combat fulgurantes, où les murs sont retapissés de sang, c’est surtout un roman d’attente. D’attentes. Le climat paralyse les hommes qui se calfeutrent dans leurs châteaux. L’inertie empoisonne les moelles, aigrit les tempéraments. Temps suspendu, la vie en stagnation, qui croupit comme l’eau des douves. Ce serait sans doute téméraire d’y voir une touche gracquienne, mais à défaut du style, il y a une lointaine parenté thématique.

Justine Niogret, c’est Julien Gracq qui aurait troqué la plume pour le marteau de guerre. Justine Niogret, c’est Julien Gracq couillu. Non. Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit. Mais on a souvent tendance à ne retenir de Niogret que sa faculté à mettre en scène la violence : Chien du Heaume, c’est d’abord un roman d’atmosphère. Qu’on se le dise au fond des forts, oui, au fond des forts.

Chien du Heaume, Justine Niogret, Ed. J’ai Lu, 225 pages.

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Porcelaine, Estelle Faye

estelle-faye-porcelaineUn roman de fantasy qui dépoussière les contes et légendes chinois. Une histoire qui s’éploie sur un millénaire grâce à la magie de l’ellipse. Nous sommes dans le merveilleux, tour à tour poétique et inquiétant. Les dieux chatouilleux y maudissent les imprudents en leur conférant un visage de tigre. Un bout de porcelaine peut servir de cœur de remplacement. On y croise des hordes de démons et des filles-fées ambigües. L’art de la céramique et celui du théâtre y tiennent une bonne place. Et puis c’est aussi une histoire d’amour.

Le style épuré contribue à l’ambiance particulière du livre, dynamique lors des scènes d’action, fascinant comme on attend d’un conte lors des situations plus calmes. Le résultat est finalement très visuel et une adaptation en film d’animation fonctionnerait sans doute très bien. D’ailleurs, cher Hayao Miyazaki, qui, je le sais, lis Morve d’Azur, il est temps d’annoncer que tu ne veux pas vraiment prendre ta retraite et que tu t’occupes de ce projet. A noter aussi, la très belle couverture d’Amandine Labarre.

Un reproche toutefois : que le roman n’ait pas osé être un petit peu plus ambitieux encore. Une époque supplémentaire eût sans doute parachevé la fresque historique. On aurait pu y voir les personnages venant du temps mythique confrontés à une Chine moderne en pleine mutation, avec cette question en filigrane : quelle place pour les légendes en ce monde sans magie ? On bougonne quand une grosse baudruche nous balade sur des milliers de pages inutiles, mais parfois on regrette aussi quand un bon livre est trop court. Un Porcelaine 2 le Retour de la Vengeance, s’il-vous-plaît?

Porcelaine, Estelle Faye, Ed. Les Moutons Electriques, 275 pages.

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Roman avec Cocaïne, M. Aguéev

Roman avec CocaïneUnique roman d’un illustre inconnu, qui n’était ni Nabokov comme certains le suggérèrent, ni Pessoa comme personne n’osa jusqu’ici l’avancer, Roman avec Cocaïne exerce d’emblée une fascination sur son lecteur. L’histoire se déroule dans les années 1910 à Moscou. C’est la confession d’un jeune homme, très réfléchie, introspective, mais sans aucune complaisance. Ses années d’école, la quête charnelle des femmes, la découverte puis la perte d’un amour, et ensuite l’expérience de la drogue, qui n’arrive dans le livre que fort tard, avec en arrière plan, la guerre, puis la révolution.

Les phrases longues, quoique légères, qui scrutent les expériences sensibles et les analysent finement, appellent la comparaison avec Proust, mais l’on reconnaît aussi l’empreinte du grand roman russe, son goût pour la psychologie, son intérêt pour les passions et les addictions, son sens du drame et de la tragédie, sa réflexion morale sur le monde. Le nom de la femme, Sonia, ne nous renvoie-t-il pas à la fameuse héroïne de Dostoïevski? Le narrateur est fait de contradictions, tour à tour salaud et bonne âme, humain finalement. On apprend à le détester dès le premier chapitre, lui accorderons-nous  au bout du chemin notre pardon ?

Il y a quelque chose d’assez moderne dans les raisonnements avancés. La découverte que les femmes sont aussi des sujets pensants, pas juste des autres, mais aussi des « moi » colore le propos d’une touche féministe inattendue. Que le roman, initialement paru dans les années 30, ait fait scandale, ne nous étonnera pas : la drogue, avec son effet euphorisant qui décuple l’intellect, et son effet dépressif, qui survient ensuite lors de l’inévitable descente, sert à éclairer le paradoxe des idées : grandes, belles, humanistes dans la théorie, au contact corrodant de la réalité, elles se concrétisent souvent dans le sang, la violence et l’avilissement. Toute ressemblance avec certaines révolutions serait purement fortuite…

Un roman court, mais grand.

Roman avec Cocaïne, M. Aguéev, Ed. 10/18, 230 pages.

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Le Prince du Néant, R. Scott Bakker

Le Prince du NéantÉcrire de la fantasy n’est pas si aisé. Le lecteur attend de retrouver l’enchantement des grandes œuvres qu’il a lues et en même temps aspire à quelque chose de nouveau. L’auteur doit savoir utiliser les codes du genre, mais éviter les clichés. Intrigue, personnages, ambiances, éventuellement profondeur, sont les constituants d’une saga réussie. Et c’est ce qui fait du Prince du Néant, malgré des prémices prometteurs, une trilogie ratée.

En premier lieu, Bakker a commencé à inventer son monde lorsqu’il était encore très jeune. Et cela se ressent : sa toponymie ressemble à une parodie (involontaire) de Tolkien, avec une multitude de noms aux consonances pseudo-exotiques, qui ne parviennent jamais à être vraiment crédibles. Golgotterath, la forteresse des terribles méchants prétendument disparus mais qui, en fait, ourdissent des complots dans l’ombre, en est l’exemple le plus éclatant. Ne restaient que Ténébror ou Eviloth comme choix plus moisis.

La complexité initiale du récit naît des nombreux protagonistes en présence plus que des rouages de l’histoire elle-même, qui ne consiste en fin de compte qu’à aller d’un point A à un point B : une guerre sainte est en train de se constituer et cela implique que des factions de mages, des états et des ordres religieux, en tant que participants ou adversaires, ou faussement l’un ou l’autre, vont y mettre leur grain de sel. Les intrigues politiques, c’est la base de la fantasy actuelle : ça pouvait marcher.

Mais c’était sans compter le personnage principal, l’un des pires jamais créés sans doute. Comme sorti de l’imagination d’un petit garçon qui se rêve héros intrépide, puis ensuite refaçonné avec les aspirations de l’adulte et de l’étudiant en philosophie que l’auteur est alors devenu : Kellhus, une sorte de gloubiboulga d’Aragorn et de Paul Atréides, de Jésus et d’Aristote, de Chuck et de Norris, mâtiné de Zarathoustra et de Machiavel, grand, beau, fort, dont les femmes tombent inexorablement amoureuses, incroyablement intelligent, qui a tout compris à la vie et a donc toujours raison et que personne ne peut mettre en déroute. Encore plus surhumain que les surhommes. Un Deus in machina en somme, qui tue littéralement tout suspense. Une bonne partie des deux derniers tomes consiste d’ailleurs à décrire les pensées des autres personnages admiratifs de son génie plutôt qu’à faire avancer l’histoire.

Dommage, car les autres personnages, puissants, mais avec des failles, ne sont pas dépourvus d’intérêt: un barbare ultraviolent, intelligent et torturé, un mage puissant, intelligent et torturé, un héritier d’empire arrogant, intelligent et arrogant, etc. Tous ont du potentiel. Sauf les femmes, évidemment, qui passent beaucoup de temps à pleurer et à se faire violer… les plus grands actes de l’héroïne consistant d’ailleurs en apprendre à lire et à être engrossée par le héros ultime. Au fil du texte, on se prend à rêver que les méchants, prétendument surpuissants, finissent par l’emporter, mais non, car Bakker aime vraiment son héros, sans doute comme une version idéalisée de lui-même, et qui ne sera donc jamais inquiété.

Demeurent des réflexions sur la constitution des systèmes de valeurs et des univers de croyance qui sont plutôt intéressantes, même si quiconque ayant des rudiments de sciences humaines ne sera pas franchement dépaysé. Du reste, le contenu philosophique, qui ne peut pas faire à lui seul un bon roman (et encore moins trois), est assez maigre compte tenu des deux mille pages à parcourir. Les descriptions des combats magiques, non dénuées de poésie, sont aussi à mettre au crédit de l’auteur. Étonnamment, cette série a reçu des avis assez dithyrambiques, comme si, à la manière de son personnage principal, elle parvenait à entourlouper ses lecteurs. Une baleine avec des ailes de moineau.

Le Prince du Néant, Tome I, Autrefois les Ténèbres, R. Scott Bakker, Ed. Pocket, 729 pages.

Le Prince du Néant, Tome II, Le Guerrier Prophète, R. Scott Bakker, Ed. Pocket, 855 pages.

Le Prince du Néant, Tome III, Le Chant des Sorciers, R. Scott Bakker, Ed. Pocket, 728 pages.

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Servir Froid, Joe Abercrombie

Servir FroidLa vengeance. Voilà un motif inépuisable de récit. Edmond Dantès, Mel Gibson, Steven Seagal ne me contrediront pas. Ici, Monza Murcatto est la grande chef des mercenaires qui a aidé le duc Orso a conquérir quasiment tout le royaume. Ce dernier, craignant que la jeune femme, épéiste exceptionnelle, ne préfère finalement prendre le pouvoir pour elle-même, décide de s’en débarrasser. Erreur fatale évidemment, puisque elle survit, bien que mutilée et donc amoindrie. Son frère, qui était également visé, n’a pas cette chance. S’ensuit le lent processus de vengeance, inexorable, comme il se doit, où chacun des hommes ayant participé à la traîtrise doit payer l’addition.

Personnages hauts en couleur quoique toujours en demi-teintes, humour noir qui évoquerait un Terry Pratchett désabusé, style simple qui cache toutefois une réflexion sur le pouvoir et les faux-semblants, Servir Froid se lit sans peine et avec un plaisir certain. Barbare niais qui se dégrossit peu à peu de ses illusions, empoisonneur fourbe qui est devenu tel parce que mal aimé, tueur psychopathe que l’obsession pour les nombres rend sympathique, maître d’armes alcoolique, etc., la bande à Monza n’est pas des plus flamboyantes et c’est ce qui fait l’intérêt du livre. Chacun se découvre peu à peu, de même que l’héroïne, qui gagne en nuances à mesure.

Il y a les scènes d’actions attendues, les combats trépidants sur le fil, les courses-poursuites, les trahisons et autres retournements de situation qui siéent à ce genre de roman. Au vu de certaines scènes de tortures, on comprend d’ailleurs pourquoi G.R.R. Martin affirme avoir aimé le livre. De nombreuses références aux précédents romans, qui se déroulaient dans le même monde (mais pas dans la même région) émaillent le texte, mais ne sont pas nécessaires à sa compréhension. Une conclusion simple : un bon divertissement.

Servir Froid, Joe Abercrombie, Ed. Bragelonne, 670 pages.

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